Fin mars dernier, l'artiste chinoise Zhao Duan, invitée par le Département Asie de l'IESA arts&culture a réalisé une performance dans le cadre de l'exposition "Paris - Pékin", présentée dans la Galerie de l'IESA.

Sous les yeux médusés de l'assistance, cette artiste a littéralement grimpé sur le mur au milieu de plusieurs toiles pour réaliser cette performance.

À propos de l'artiste, texte d'Yves Michaud, philosophe et critique d'art 

L'art comme expérience
 
Pour un artiste, quel que soit son art, l'art est d'abord une performance : une action plus ou moins difficile pour arriver à quelque chose, nécessitant plus ou moins de technique, de savoir faire ou d'habileté, une action aussi qui prend du temps (parfois peu, souvent beaucoup), de l'attention et de la concentration. C'est vrai de l'écrivain écrivant un texte, du céramiste façonnant un vase ou un plat, du musicien écrivant une pièce ou la jouant (performance). Nous avons tendance à privilégier le résultat final que nous recevons dans notre propre temps de spectateur, un temps dont nous sommes plus ou moins maîtres : tout à fait maîtres face à un tableau regardé en passant ou attentivement, beaucoup moins maîtres et même pas du tout au concert ou au cinéma.
Lorsque au début des années 1970, les artistes commencèrent à déconstruire les œuvres, certains décidèrent de " travailler " cette dimension de la performance qui n'est nullement négligeable puisque l'art, c'est toujours d'abord un faire, un poïein comme il est dit en grec ancien.
Toutes les productions de Zhao Duan sont, de ce point de vue, des performances : elles décrivent et recueillent un processus, que ce soit de peinture, de dessin, de construction. Le processus peut être celui d'un trajet en autobus ou en avion, de la co-création d'une œuvre, d'une rencontre, d'un parcours. Mettre ainsi l'accent sur la performance, ce n'est pas oublier le résultat final, mais c'est le relativiser, déplacer le point du regard, montrer la main qui dessine ou peint plutôt que l'objet qui en résulte. Quand Zhao Duan parle de son admiration pour Francis Alÿs, elle dit sa parenté avec un artiste qui met au premier plan la performance non pas de l'artiste mais de l’œuvre elle-même : l’œuvre est performance.
 
Pour un artiste, quel que soit son art, l'art est aussi un partage : une manière d'entrer en communication avec quelqu'un.
En dépit de tous les calculs commerciaux ou mondains, on ne sait pas qui sera ce quelqu'un. Parfois l'artiste connaît son public, celui qui lui commande telle pièce musicale ou telle architecture. Parfois il connaît son regardeur à travers le travail accompli par son galeriste ou celui qui a décidé de l'exposer dans un centre d'art. Mais il y aura toujours d'autres publics – ceux qui passeront, ceux qui se trouveront là par hasard, ceux qui viendront plus tard, ceux même qui ne viendront pas et peut-être un jour le regretteront – on appelle ça " la postérité ", les " collectionneurs ", " le public ".
Zhao Duan n'a pas tellement confiance dans ces publics inconnus et choisit d'entrer en communication dès la performance avec des personnes dont on ne sait si elles deviennent co-auteurs, premiers destinataires, premiers spectateurs.
Tels sont les coauteurs de ses dessins (mari compris), les modèles qui n'en sont pas, ces personnes âgées  dont elle tient la main pendant qu'elle peint leur visage dans le creux de cette main, ces autres personnes âgées auxquelles l'artiste sert de dossier et réconfort. Même dans son rapport à elle-même dans la série des " peintures secrètes ", il y a quelque chose de cette relation étrange : Zhao Duan se peint comme si elle était étrangère à elle-même, en cherchant par là à traduire sa propre situation d'étrangeté.
Lorsqu'au début des années 1990, l'esthétique relationnelle fut montée en épingle comme un " genre " à part, le genre en question venait nommer cette dimension relationnelle de l'art qui a toujours existé dans l'éternelle relation au " spectateur ". Elle s'est métamorphosée alors en relation " en soi ", communion sacramentelle à la Journiac ou, plus humainement, communion alimentaire. Ainsi en fut-il avec les restaurants d'artistes comme Miralda, Spoerri ou Matta-Clark, ou les soupes populaires-mondaines de Tiravanija.
Mettre ainsi l'accent sur la relation, ce n'est pas forcément oublier le résultat final, mais c'est, de nouveau, le relativiser, déplacer le point du regard, montrer la main qui échange ou donne plutôt que l'objet qui en résulte, montrer aussi le processus par lequel l'art transforme l'artiste et ceux auxquels il s'adresse.
 
Pour un artiste, quel que soit son art, l'art est quelque chose de secret.
Un secret à plusieurs tiroirs : secret des intentions pas toujours si claires et qui peuvent se compliquer dans le processus de réalisation, secret des projections inconscientes forcément soustraites, secret de ce qui ne sera pas saisi, compris, perçu, de ce à côté de quoi on passera, secret de ce qui ne sera pas dit ni montré soit parce qu'on n'y pense pas soit parce que, de toute manière, il n'est pas question de le laisser transparaître.
Même quand l'artiste prétend mettre carte sur table, être transparent (" ce qu'il y a à voir, c'est ce qui est là "), il y a toute une épaisseur de secret aussi bien dans l’œuvre que dans la performance : c'est ce que c'est – un dessin sur le papier, des lignes de crayon le long d'un mur, une performance au cours d'une soirée – mais c'est aussi toute une cascade de secrets ou de demi-aveux. Zhao Duan est peut-être la plus impressionnante dans cette dimension de sa démarche car elle est radicale : celui qui achètera la série des 60 peintures " secrètes " ne découvrira qu'après son achat ce qui figure sur ces peintures du corps du peintre (peut-être n'est-ce rien ou très peu ou banal). Celui qui achètera les dessins de la série Esquirol-Eisenhower devra acheter toute la série, y compris les dessins vides des jours sans trajet, et peut-être les conservera-t-il comme un collectionneur à l'ancienne dans un carton, sans jamais les exposer tous. Il y a une volonté de préserver – et de mettre en scène – le secret qui s'étend jusque dans la destination des œuvres.  Le secret en quelque sorte se redouble dans la mise en circulation de l'objet.
 
Tout cela finalement nous achemine jusqu'à une conception de l'art comme expérience : expérience poïétique (la performance), expérience de rencontre, expérience de secret. Cette expérience est fragile, temporelle et temporaire, chargée d'intensité et de réflexion. Zhao Duan a commencé jeune par faire du dessin, de la danse, du violon, du théâtre. Elle recueille et concentre aujourd'hui dans son travail d'artiste " visuelle " tous les fils de ces expériences. En faisant, à tous les points de vue, de son travail une expérience, elle va droit à la nature de l'art - comme expérience.